Quelques considérations sur l’économie du crime

Discours prononcé le 24 mai 2013 au Sénat

« Les connaissances que l’on a acquises dans quelques pays, et que l’on acquerra dans d’autres, sur les règles les plus sûres que l’on puisse tenir dans les jugements criminels, intéressent le genre humain plus qu’aucune chose qu’il y ait au monde » (Montesquieu, L’Esprit des lois, XII,2)

Je suis heureux de m’exprimer aujourd’hui, pour la fondation Scelles,  sur un sujet sensible à double titre, d’abord pour la théorie économique, ensuite pour un responsable d’association d’épargne.

J’espère ne dire aucune  sottise car je n’aimerais pas être la proie de Monsieur le directeur de Tracfin, ni celle de Monsieur l’Avocat Général, encore moins celle de Monsieur le directeur des impôts ou de Monsieur l’Officier de la PJ. Je vais essayer de m’appliquer.

Il y a vingt- cinq ans, j’avais eu l’occasion, dans le Que Sais-Je sur Les Euro-dollars, de m’intéresser à ce que nous appelons aujourd’hui les « paradis fiscaux ». La BRI, à Bâle, s’intéressait de près à ces marchés singuliers appelés euro-devises, qui n’obéissaient à aucune règle en matière prudentielle, n’étaient soumis à aucune réglementation de crédit, ne supportaient pas de réserve obligatoire, ni de plafonnement des taux créditeurs, la fameuse réglementation Q, bref étaient en quelque sorte des marchés apatrides, des zones de complaisance, accueillantes, bienveillantes, en fait des marchés créés pour contourner le poids des règlementations nationales. Plus les contrôles étaient lourds et plus ces marchés se développaient. Ils représentaient l’équivalent d’environ 7 000 milliards de dollars, des monnaies « privées », qui s’imposaient aux espaces monétaires nationaux et, il faut bien le reconnaître, vis-à-vis desquels les autorités monétaires avaient un pouvoir limité, très limité. L’Allemagne, qui restait fidèle à la vieille tradition nominaliste de la fin du XIXe siècle en matière d’émission monétaire (seul un Etat souverain peut émettre une monnaie souveraine) voyait d’un mauvais œil l’apparition d’une monnaie « privée », l’euro-DM, qui proliférait à Londres, à Paris et, surtout, au Luxembourg. Il fallait même modifier les manuels de droit civil qui se limitaient à définir la monnaie comme l’émanation d’un Etat ou d’une banque centrale officielle. Or, précisément, ces « euro-devises » étaient tout, sauf des monnaies officielles. J’avais moi-même organisé un colloque, sous l’égide de l’université d’Orléans, sur le thème « Should the Euro-currency Market be controlled ? », qui sera publié dans les Cahiers de la Suerf, une association d’universitaires économistes de l’époque. BRI, Banque de France, Bundesbank, opérateurs de marchés, universitaires, y participaient. La conclusion s’imposait : à défaut d’une régulation consentie par les principaux Etats souverains, aucun salut public ne serait possible. A tort, ces marchés étaient souvent décriés. Qu’ils imposaient une sorte de lex mercatoria, une loi des marchés, au-dessus des souverainetés, était une évidence. Mais on ne pouvait pas en tirer la conclusion que nous avions affaire à des capitaux « sales », je pense que l’expression n’existait pas à l’époque. Ils étaient des capitaux « propres », au sens où ils participaient à l’intermédiation internationale, finançaient les crédits aux pays en développement et refinançaient les banques commerciales comme tout marché monétaire. D’où venait l’argent ? Essentiellement des pays exportateurs de pétrole du moyen et proche Orient, (d’ailleurs la traduction arabe des Euro-dollars connut un grand succès…). Conceptuellement, ces capitaux étaient clairs : on savait d’où ils venaient et on savait où ils allaient. Nous avions établi avec rigueur les distinctions entre « étranger » (foreign) résident », « transfrontalier », (cross-boarder) « international », mais, statistiquement, la BRI éprouvait de grandes difficultés à obtenir ce que nous appelions déjà les informations des pays déclarants » » (reporting countries).

Le nouveau paysage financier des deux dernières décennies allait profondément modifier ce panorama. L’internationalisation des monnaies, la mise en place de la zone euro, la volonté des Etats-Unis de rapatrier ses « euro-dollars » sur le sol américain, la reconquête des actifs internationaux au bénéfice des espaces monétaires territoriaux, donc contrôlés, tout cela allait considérablement réduire l’attrait de ces capitaux «privés» par rapport aux mouvements de capitaux que je qualifierais d’officiels. Mais les marchés ont une extraordinaire capacité à innover. Les zones « franches », les systèmes bancaires « off-shore » allaient prendre le relai, cette fois-ci dans des conditions beaucoup plus libérales et opaques. Nous en sommes là aujourd’hui.

Alors, que dit la théorie économique sur ces sujets de corruption, d’argent sale, de crime et d’économie souterraine ?

D’abord que le sous-jacent exprime une myriade de vecteurs qui n’ont pas vraiment de relations entre eux, essentiellement des activités criminelles et délictuelles, variant, selon la coloration, du blanc au noir, en passant par le gris : trafic de drogue, d’armes, d’enfants, de femmes, de médicaments, de prostitution, d’esclavage, de ressources naturelles, corruption, violation d’embargo, pillage d’œuvres d’art, de contrebande, d’espèces animales, de jeux, de travail clandestin, d’évasion , de fraude au prélèvement indirect, de contrefaçon, d’habillage de bilan, de fraude informatique, d’abus de position dominante, de délits d’initié ou de financement politique occulte. Si un tel argent « sale » existe en amont, c’est qu’il existe bien un espace d’argent « propre » pour l’accueillir en aval, pour le blanchir. Cet argent circule partout dans le monde. Il est localisable mais apatride.

Ces crimes, n’ont pas la même signification. Le pire est sans aucun doute le trafic d’être humains, lui est identifiable. Un crime financier peut ne pas connaître de victimes identifiables, ou ne les provoquer qu’indirectement, surtout dans les pays pauvres (pénurie d’eau, exploitation illégale des ressources, trafic de médicaments…).

Ensuite, il n’a pas été possible de suivre le cheminement de l’argent sale en argent propre dans les comptes nationaux. Nous proposions, jadis, dans Les Comptes de la nation (PUF, 1985), alors même que le concept de produit intérieur net n’était évoqué qu’à l’université, de retrancher du « brut » les coûts induits par la croissance, la pénibilité du travail, la pollution, les conflits de travail, la dégradation de l’environnement. Il en va de même aujourd’hui avec la conversion du « sale », non intégré, en « propre » saisi et légitimé dans les comptes de la nation.

Aucune statistique ne donnera satisfaction s’il n’y a pas accord sur la définition même de l’acte délinquant. Repérer la délinquance, ne serait-ce que dans la sphère financière, est un exercice très aléatoire, partiel voire impossible tant qu’on ne parvient pas à identifier la victime.

Enfin, la déformation du prix de certains actifs financiers, de biens de luxe, d’œuvres artistiques dans le monde, illustre plus ou moins bien les formes modernes de blanchiment. Là encore, la théorie économique se limitera à dire que le prix va révéler la préférence d’un acheteur et d’un vendeur sur un marché efficient.

Pour les théoriciens de l’économie néo-classique, le crime est une question d’offre et de demande sur un marché, avec ses critères d’optimalité, d’efficience ou d’équilibre entre crime et sanction. Ni un théologien, ni un philosophe soucieux d’éthique, encore moins un élu de la république, soucieux, lui, de garder son mandat, n’accepteraient un tel discours.

La théorie enseigne que si l’économie souterraine, le crime, l’évasion, la corruption, toutes activités illicites, existent, c’est pour des raisons de déséquilibre de marché. Répression, réglementation, taxation ne permettraient pas, seuls ,  de régler le problème. Diminuons le coût d’opportunité à ne pas entrer sur de tels marchés. L’économie souterraine est une fonction négative de sa probabilité de détection (je n’y entre pas si je risque de me faire prendre) et une fonction positive du coût d’opportunité de ne pas y entrer.

De nombreuses thèses ont paru depuis les travaux d’Allingham et Sandmo au tout début des années 1970. Elles se poursuivent aujourd’hui dans les meilleures universités, sans oublier notre prix Nobel, Gary Becker, ex-professeur à Chicago : concepts, mesure, leur prise en compte dans les politiques publiques, leur impact statistique sur le circuit économique (produit, revenu, chômage, circulation de la monnaie, impact positif (on dit bien « positif ») sur le PIB, la croissance, l’efficience, la concurrence, l’esprit d’entreprise. On en viendrait à revendiquer la nécessité de cette économie souterraine ! La littérature est devenue plus solide depuis les premiers travaux, précurseurs sur l’économie de la corruption, de Susan Rose-Akerman, enseignant à Yale, et qui publie régulièrement son International Handbook of the Economics of Corruption.

La dissuasion est souvent dénoncée pour son inefficacité, surtout quand on considère une forte propension à un système de valeurs où l’universalité se perd : le régulateur agit dans un environnement devenu très relatif avec une quasi « économie souterraine pour tous » , des normes sociales douteuses, c’est-à-dire de plus en plus contestées, l’attachement à une éthique individuelle qui s’impose à une conscience collective, se faire justice soi-même car on doute de la justice, surtout ceux qui la craignent, une conviction suffisante d’être dans le droit chemin , pour soi, car on ne veut pas s’encombrer d’une « route de la servitude » (comme disait Hayek) publique.

Le législateur doit veiller au respect de cette relativité grandissante des valeurs. Le bien d’hier est devenu le mal aujourd’hui. Le mal aujourd’hui pourra redevenir le bien demain. Tolérance, banalisation, médiatisation, acceptation, légitimation et légalisation  révèlent une contestation forte de l‘universalité des valeurs. Je crois me souvenir que dans L’Ami des hommes, vers 1750, Mirabeau écrivait que le jugement était  une affaire de mœurs. On est déjà dans la relativité généralisée.  Les criminels jouent de,  dans,  ce nouvel environnement qui se situe par delà le bien et le mal, comme disait notre philosophe. Ils jouent et gagnent plus qu’ils ne perdent. La vie d’un homme vaut plus que son coût. Elle vaut, au minimum, et  pour simplifier,  les dépenses de santé et d’éducation tout au long du cycle de vie, mais ça, c’est pour notre homme qui s’efforce de rester  droit toute sa vie. Quand on a affaire à un criminel, le coût de sa vie se limite à la sanction qu’il court, toujours petite à ses yeux,  une sanction infiniment petite au regard des différents degrés du crime, infini quand il s’agit d’être humains, fini, circonscrit, dans toutes les autres formes de crimes, comme le crime financier.

La plupart des études confirment que moins de liberté conduit à plus de corruption –Mauro (1995), Treisman (2000), Paldam (2002), Graeff et Mehlkop(2003), et Abdiweli et Isse(2003), Kunicova et Akerman (2005), Shabbir et Anwar(2007), Pieroni et d’Agostino (2009).

Mais l’économiste dénonce aussi les excès en sens inverse. La dérégulation des années 1990 a ouvert un immense espace de mouvements de capitaux qui a rendu service à la collectivité, ouvrant la voie au bien, comme au mal. Jamais les marchés n’ont été d’aussi bons révélateurs des préférences, jamais ils n’ont été aussi rationnels et efficients, mais, en même temps, jamais le système financier, dans son ensemble et dans son histoire, n’aura connu de crise aussi forte et durable, probablement contaminé par de l’argent plus ou moins identifié.

Les innovations financières sur les marchés à terme, par exemple les options et les futures financiers, ont rendu d’immenses services dans le monde au cours des trois dernières décennies, pour arbitrer, pour se couvrir ou pour spéculer, elles ont engendré un enrichissement indiscutable et cela n’a pas vraiment de sens de les rendre responsables des difficultés que nous rencontrons aujourd’hui ou de les voir figurer dans des publications relatives à la LCB/FT.

C’est parce que l’économie légale est en crise que l’économie souterraine prospère. Elle lui offre, telle une semence, un terrain fertile.

Ces réflexions sur le blanchiment et la criminalité financière se sont développées en liaison avec un déclin historique des obstacles naturels. Nous avons dépassé les contraintes physiques de la géographie. Un nouvel espace, plus intégré, dans tous les coins du monde, 24h sur 24, est à l’affût. Les formes modernes de la richesse sont particulièrement appropriées pour favoriser aujourd’hui le crime. Ce n’était pas possible, lorsque la richesse s’appelait jadis : terre, foncier, métaux précieux, travail industriel, capital des sociétés cotées ou non. Les formes modernes de richesse virtuelle, notionnelle, s’y prêtent mieux avec le développement historique des produits dérivés.

L’économiste n’exprime pas de jugement de valeur et peut estimer que l’économie souterraine, le crime, la corruption peuvent avoir des effets positifs sur la croissance, même si la répression, la dissuasion peuvent diminuer leur ampleur. Il raisonne en coût d’opportunité.

Dans son cours de microéconomie à UCLA, Hirshleifer enseignait au début des années 1980 qu »’on peut devenir riche en s’appropriant les biens produits par son voisin ».

Comment diminuer ce coût pour ne pas entrer sur ces « marchés » ? La sanction est préférée à la surveillance. Augmenter la probabilité de détection diminue le crime mais c’est plus coûteux que la sanction ex post. La thèse n’est pas nouvelle. Gary Becker la défendait dans un article précurseur : » Crime and punishment : an economic approach » Journal of Political Economy, n° 76, 1968. L’agent rationnel va comparer l’utilité espérée d’entrer dans un crime avec l’utilité espérée de ne pas y entrer. Un agent commet un crime si son utilité espérée de le commettre est positive, c’est-à-dire si la probabilité subjective d’être rattrapé et conduit devant la justice procure un revenu supérieur à l’équivalent monétaire de la sanction Le décideur public maximisera le coût à l’entrée et la sanction plutôt que la surveillance. Le coût marginal de la surveillance étant largement supérieur à celui de la sanction, la solution théorique optimale est d’augmenter la sanction et de diminuer la surveillance.

Quand on considère aujourd’hui, dans un pays comme la France, que la sanction (au sens de condamnation pénale) doit représenter, si nos informations sont bonnes, moins de 1% des déclarations de soupçon, on est plutôt dans un modèle de maximisation de la surveillance (avec les moyens d’une économie qui n’en a plus pour la dépense) à l’opposé de l’enseignement théorique.

L’économie, on le voit, est plutôt proche d’une éthique personnelle alors que le droit établira des normes positives, morales, obligatoires pour le bon fonctionnement d’une société juste. Accorder la primauté de l’éthique revient à s’en tenir à la liberté. Affirmer la positivité du droit et de ses obligations revient à limiter cette liberté. Le législateur doit trouver un équilibre entre la recherche d’une action bonne, juste, pour soi (l’éthique individuelle) mais une action qui soit aussi respectueuse dans ses conséquences de son voisin et, en amont, dans ses intentions déontologiques, un équilibre entre le souci de moi, et le souci de l’autre.

Lois, ordonnances, directives, textes internationaux, organismes officiels ou publics, de la justice, la police, des finances, le contrôle est en place, mais le combat est déloyal. Une chose est certaine, la LCB/FT a impliqué ces dernières  années d’énormes mobilisations en énergie humaine et en heures de travail pour le seul respect des obligations de vigilance et de déclaration des opérations suspectes.

Depuis une vingtaine d’année, la réglementation s’adapte et renforce son efficacité. Elle implique dorénavant de très nombreux professionnels : établissements financiers, compagnies et intermédiaires d’assurance, notaires, avocats, experts comptables …

En France, le dispositif actuel découle de la transposition de la 3ème directive européenne du 26/10/2005 (dans le code monétaire et financier).

Il comprend notamment : la connaissance du client, la cartographie des risques, la formation et l’organisation des professionnels à la détection des opérations suspectes, la déclaration des soupçons ou le gel des avoirs.

Il s’agit pour tout professionnel concerné de connaître son interlocuteur pour mieux le conseiller, l’informer, le cas échéant, le protéger. L’identification comme préalable à la relation d’affaire s’impose (particulièrement depuis 2009 avec la détection des personnes politiquement exposées).L’actualisation dans le temps des éléments d’information recueillis (situation personnelle, familiale, professionnelle, patrimoniale, objectifs…), permet d’en vérifier l’adéquation  et la cohérence économique avec les opérations réalisées.

Cette collecte d’information conforte le « bon conseil » et la sécurité des échanges mais sa mise en œuvre reste délicate. Elle nécessite un traitement adapté, mesuré et une approche pédagogique. La collecte des informations doit être justifiée par l’objectif poursuivi. La collecte des données personnelles doit être protégée

La détection des opérations suspectes impose la vérification des opérations de façon pragmatique, notamment au regard de l’origine et de la destination des fonds, avec un niveau de vigilance adapté. Cette adaptation requiert une cartographie des risques à élaborer en fonction : du client, de l’opération, du produit concerné, de la nature de la relation d’affaire, du mode de distribution.

La cartographie des risques doit permettre de détecter les opérations inhabituelles, particulièrement complexes, sans justification économique…

Cette approche, nécessaire, comprend une part de subjectivité qui fait naitre un risque pour les personnes assujetties et donc une insécurité sur les dispositifs.

Il faut permettre le renforcement des dispositifs par la mesure de leur efficacité (et non par la peur de la sanction).

Chaque personne assujettie est tenue de pourvoir à une organisation adaptée, par un « déclarant Tracfin »et par un « correspondant Tracfin », prévoyant formation des personnels concernés, dispositif d’évaluation, gestion des risques dédiée à la LCB-FT.

Si l’enjeu pédagogique est manifeste, la sensibilisation implique une prise de conscience forte et générale qui va dépendre en grande partie de l’efficacité perçue. Il faut donner du sens aux contraintes qui découlent de la lutte contre le blanchiment et veiller à les faire supporter par ceux qui sont les plus à même de les mettre en œuvre.

Or, cette lutte ne pouvant s’exercer qu’au niveau mondial, le maintien du secret bancaire, des paradis fiscaux engendrent un certain découragement….

La 4ème directive est en cours d’élaboration toujours dans le sens du renforcement des dispositifs assurant la transparence sur les bénéficiaires réels et ultimes des opérations financières (notamment en cas d’interposition de personnes morales, de trusts).

La clé réside dans la transparence des flux financiers. Le mouvement actuel en ce sens et la prise en compte, par les Etats les plus récalcitrants, de cette préoccupation sont de nature à nous permettre d’espérer.