Gérard Bekerman et la musique

Gérard Bekerman a commencé le piano à cinq ans, avec Arto Benon, élève de von Sauer (l’un des tout derniers élèves de Franz Liszt) et s’est perfectionné auprès de Sabine Lacoarret, professeur au CNSM. Il est diplômé de l’Ecole Normale de Musique de Paris.
En 1989, Gérard Bekerman fonde le Concours International des Grands Amateurs de Piano, événement unique dans le paysage musical, qui attire des candidats des quatre coins du monde.

Gérard Bekerman, chez lui, le 18 janvier. B. Levy / Challenges

Double face – Piano, pianissimo

Portrait paru dans Challenges le 07-02-2013

Ce pro de la finance a créé le Concours des grands amateurs de piano. Et souligne ici l’harmonieuse cohabitation des chiffres et des notes dans sa vie.

L’un est chirurgien à l’hôpital de Kiev, une autre étudiante à Berlin, un troisième pilote de ligne sur Airbus A 320. Ils sont géologue, psychanalyste, artiste peintre, avocat, informaticien, agent de maîtrise, chômeur ou doctorant en mathématiques. Venus de 31 pays, ils seront 100 à participer à la 24e édition du Concours des grands amateurs de piano, à Paris du 20 au 24 février, la finale ayant lieu le dimanche à 15 heures à la salle Gaveau. Désigné par un jury comprenant des pianistes professionnels, le lauréat recevra un prix de 3.000 euros, mais aura surtout le privilège d’être invité à jouer lors de plusieurs concerts, notamment à la soirée de gala des grands amateurs, accompagné par l’orchestre de la Garde républicaine. Jouer avec un orchestre: pour un pianiste amateur, c’est la quintessence du plaisir. C’est pour cette raison que j’ai créé en 1989 le Concours des grands amateurs de piano, partant du constat que mon cas était loin d’être unique.

Le piano représente pour moi bien plus qu’un passe-temps. J’y consacre une grande part de mes loisirs. Le calcul est simple: dans une semaine, il y a cent soixante-huit heures. Je travaille environ soixante-huit heures et je dors soixante heures. Il me reste donc quarante heures pour la vie personnelle, la famille, les amis… Certains jouent au golf, d’autres vont au cinéma. En ce qui me concerne, je me mets aussi souvent que possible au piano. En moyenne, une quinzaine d’heures par semaine. La musique est pour moi une exigence, une discipline, une hygiène de vie: je suis comme un chameau qui a besoin d’eau pour traverser ce désert que peut être parfois le monde de la finance. La musique est cette eau qui m’apporte une vitalité essentielle et me permet de trouver l’équilibre.

Directeur d’un master de techniques financières, je suis aussi président de l’Afer, la plus grosse association indépendante d’épargnants en France (720.000 adhérents). J’exerce cette lourde responsabilité dans un contexte parfois compliqué et capricieux et la pratique du piano m’apporte un apaisement indispensable.

J’ai su jouer avant de savoir parler. A 3 ou 4 ans, ma mère m’a mis au piano presque mécaniquement. Je préférais aller au cirque, mais je n’avais pas le choix. Mon moyen de communication a d’abord été la musique ; je parlais peu, cloué au clavier. Plus tard, j’ai suivi les cours à l’Ecole normale et me suis perfectionné auprès de célèbres professeurs du CNSM, Sabine Lacoarret et Germaine Devèze, tout en commençant des études d’économie, poursuivies en Allemagne.

A 22 ans a sonné l’heure du choix professionnel. Ma mère souhaitait que je devienne concertiste. Mon père voulait absolument que je sois économiste. J’aurais aimé ne pas avoir à choisir. Je me suis comparé aux grands de l’époque, les Pollini, Cziffra ou Perahia et, avec sagesse, j’ai renoncé à la carrière musicale.

Finalement, c’est l’économie qui m’a choisi. J’ai soutenu un doctorat d’Etat en sciences économiques, une thèse d’agrégation, et entamé une carrière universitaire, d’abord comme assistant de Raymond Aron au Collège de France, puis en rejoignant en 1990 l’université de Paris 2 Panthéon-Assas.

Je crois que ma formation musicale nourrit ma capacité d’analyse. Lorsque vous prenez une partition, vous la regardez d’abord dans son ensemble, puis page par page, enfin, vous l’analysez mesure par mesure et, à l’intérieur d’une mesure, avant de jouer, vous regardez le temps, la division du temps, la clé, les notes, les silences, les liaisons, l’harmonie, le phrasé, l’altération, la nuance, bref, l’ossature du solfège. C’est par le sens du détail, en analysant l’enchaînement, l’architecture des mesures, que l’on parvient à reconstituer l’unité de l’oeuvre.
Cette méthode m’inspire dans mon métier: à l’université et à l’Afer, je décortique. Quand je prends une décision, je m’assure que tous les paramètres ont été pesés, analysés, que la moindre résolution a subi toutes les lois du déterminisme ou de l’aléatoire, comme on dirait en probabilité. Je ne sais pas bâtir sur des sables mouvants. J’ai besoin d’un socle, d’un ciment simple et clair.

La musique m’a conduit à une autre passion: celle des livres et des partitions anciennes. Quand j’avais le temps, je me rendais régulièrement à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, pour admirer les incroyables trésors qui y sont conservés: des partitions ou autographes de Debussy, Ravel, Fauré ou Chopin, ou encore le manuscrit du Don Giovanni de Mozart, offert au Conservatoire par Pauline Viardot, célèbre cantatrice du xixe siècle, puis transféré à la grande réserve de la BN. J’avais d’ailleurs jadis suggéré à Pierre Bérégovoy, alors ministre des Finances, que la France vende la nue-propriété, sans l’usufruit, de tous ses trésors manuscrits: notre dette publique serait aujourd’hui fortement allégée… La lecture d’un manuscrit procure un plaisir particulier, comparable à l’écoute de la musique. La partition autographe, avec ses hésitations, ses ratures, permet de retracer la genèse, le cheminement de la création. Beethoven n’entendait plus quand il écrivit le manuscrit de la 9e symphonie. En le lisant, nul besoin d’oreilles, l’on entend avec ses yeux et l’on partage, chacun à son humble niveau, ce qu’un génie a voulu nous faire entendre.

Certaines partitions ont une belle histoire, comme celle du Tannhäuser de Wagner, parue chez l’éditeur Breitkopf. Le compositeur allemand voulait que l’on joue son oeuvre à l’Opéra de Paris mais son directeur, Meyerbeer, s’y était toujours opposé. Charles Gounod, convaincu du génie de son ami Wagner, est intervenu auprès de Napoléon III. La première a finalement eu lieu en mars 1861, provoquant, dans une France hostile au « germanisme », une des plus célèbres cabales de l’histoire de l’art lyrique. Sur l’exemplaire du premier tirage, Wagner remercie Gounod par ces simples mots: « A mon ami Charles Gounod, Richard W. »

Les partitions originales gravées de Liszt ont ma prédilection. Parmi celles-ci, la plus émouvante est peut-être le manuscrit d’une oeuvre de jeunesse, un scherzo « allegro molto quasi presto » signé et daté du 27 mai 1827. Demeurant à Londres, Liszt, âgé de 16 ans, apprend que son père vient de mourir à Boulogne-sur-Mer. Sur le bateau qui l’amène en France, il écrit ce scherzo où apparaît, dans toute son évidence, le génie du compositeur. On y trouve, déjà, des harmonies développées trente ans plus tard dans sa Sonate. Ce manuscrit apporte en quelque sorte la preuve que Liszt n’est pas devenu Liszt, mais qu’il l’était dès son enfance. Son génie est déjà là. Liszt a eu une vie longue. Jeune, vers 1828, il reste inspiré du classicisme du xviiie siècle. Séducteur et romantique, il vit ensuite pleinement son siècle et compose ses chefs-d’oeuvre: la Sonate, les Sonnets de Pétrarque ou les Rhapsodies hongroises. Ses ultimes oeuvres annoncent le dodécaphonisme d’un Berg ou d’un Schönberg. Ecrite à Venise pendant l’hiver 1882-1883, La Lugubre Gondole, une de ses dernières oeuvres pour piano, c’est déjà le xxe siècle. A lui seul, Liszt aura embrassé trois siècles.

Comme pour tout amateur, mon plus grand plaisir, c’est le partage, jouer en public. En décembre dernier, j’ai eu la joie de donner un récital Bach dans l’église dominicaine Sainte-Marie-des-Grâces à Milan, là où Vinci a peint La Cène. Trois ans plus tôt, c’était encore Bach avec plusieurs oeuvres, dont le Concerto en fa mineur et l’orchestre de solistes français dirigé par Paul Rouger, dans ce haut lieu qu’est la Sainte-Chapelle à Paris. En 2011, au Théâtre des Champs-Elysées, avec Dominik Winterling, lauréat du Concours international des grands amateurs de piano, j’ai interprété le Concerto pour deux pianos de Poulenc à la soirée de gala de la Ligue contre le cancer, accompagné par l’orchestre de la Garde républicaine dirigé par François Boulanger.

Je me rappellerai aussi toujours le jour où je suis monté sur scène devant un millier d’auditeurs pour jouer le Concerto n° 2 de Chostakovitch, un concert présenté par Eve Ruggieri et diffusé sur France 2. Cela reste un souvenir fort de partage… et de trac. De nombreux invités étaient présents dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne et, parmi eux, beaucoup de responsables d’entreprise et de financiers, la soirée étant parrainée par BNP Paribas Investment Partners, fidèle mécène du Concours des grands amateurs.

Mon métier m’a appris à ne pas craindre les « financiers ». Dans nos activités professionnelles, l’adversaire, c’est le regard d’autrui. En musique, c’est totalement différent: on est soi-même son propre adversaire. La musique est un langage avec lequel il est impossible de mentir. Les mots peuvent parfois être un bouclier. La musique, au contraire, révèle ce que nous sommes profondément. Quand vous jouez, vous vous mettez à nu. Cette épreuve de vérité, ce langage universel gagneraient à s’étendre à toutes les activités humaines. La musique nous apprend à être libres.