Interview de Gérard Bekerman,
pour la revue japonaise フランス人は仕事に振り回されない

Propos recueillis par Sayaka Funakoshi en juin 2016

Entre les études de piano et d’économie 

J’ai suivi mes études de piano à l’École normale de musique de Paris, fondée par le grand pianiste Alfred Cortot, tout en commençant des études d’économie, poursuivies en Allemagne.

A 22ans a sonné l’heure du choix professionnel. Ma mère souhaitait que je devienne concertiste et mon père voulait absolument que je sois économiste. J’aurais aimé ne pas avoir à choisir. 

Alors je me suis comparé aux grands pianistes, aux Pollini, Perahia, Cziffra, et avec sagesse j’ai renoncé à la carrière musicale. Finalement c’est l’économie qui m’a choisi. J’ai soutenu un doctorat d’état en sciences économiques, une thèse d’agrégation et j’ai entamé une carrière universitaire, j’ai rejoint en 1990 l’université de Paris II. 

Aujourd’hui je suis Président de l’AFER, la plus grosse association indépendante d’épargnants en France (730.000 adhérents). Le monde de la finance pourrait être parfois considéré comme une traversée du désert, par rapport à la musique. En d’autres termes, je pense que ce n’est pas bon de se réveiller le matin en n’étant  » que  » chef d’entreprise …

Ma première priorité, c’est la musique

Je suis très exigeant dans ma gestion du temps. Dans une journée, il y a 24 heures. C’est long 24 heures. On peut faire beaucoup de choses : j’ai besoin de dormir 8 heures, j’aime dormir. J’admire les hommes et les femmes qui n’ont besoin que 5 heures ! Pour moi le sommeil est un moteur, il m’apporte de l’énergie. Il me donc reste 16 heures par jour. Je dois rationaliser ces 16 heures pour ma famille, pour manger, pour voir les amis, pour jouer de la musique… et bien sûr pour mon travail. 

Il est vrai que je travaille très vite. Je suis absolument expéditif car j’ai mon piano qui m’attend ! J’ai aussi un piano numérique dans mon bureau ainsi je me mets au piano dès que je peux, je ne perds pas de temps. 

Très souvent dans la vie je vois chez les gens une indifférence au temps. Il laisse passer le temps. C’est peut-être un effet de l’habitude, c’est dommage. Voici un vieux livre daté de 1802, l’auteur est un grand philosophe français Maine de Biran, ce livre s’appelle « Influence de l’habitude sur la faculté de penser». Il explique tout cela et c’est extraordinaire.

Je ne fais pas de travail inutile

Dans tous les domaines, il y a des génies. En musique il y a Mozart, Chopin…..qui avaient en eux ces dispositions génétiques, ou peut-être est-ce un mystère de la création, un don du ciel. 

Vous avez un extraordinaire mathématicien au Japon, qui s’appelait Kiyoshi Ito, c’est l’un des plus grands penseurs en mathématiques dans le domaine des probabilités. Il a même inventé un théorème que l’on a beaucoup utilisé en mathématique appliquée, appelé le « LEM d’Ito ». Son nom est cité dans tous les manuels d’économie de mathématiques et de finance aujourd‘hui. On a considérablement utilisé le LEM d’Ito dans nos modèles permettant de valoriser, c’est-à-dire de donner un prix à des actifs financiers. Il est évident qu’Ito avait une disposition venant du ciel, ce n’était pas un mathématicien comme un autre. Pour moi il représente bien ce qu’est un génie.

Bekerman, ce n’est pas Ito. Et comme je sais que je ne suis pas un génie et que je n’ai pas les moyens techniques d’un Duchâble, je dois compenser cette infériorité par le travail. 

Aussi je me mets aussi souvent que possible au piano, en moyenne une quinzaine d’heures par semaine et je ne fais pas de travail inutile. Je ne « bats pas l’eau de la rivière ». Quand je vois un problème, je le résous, que ce soit en mathématiques, que ce soit au piano, c’est pareil !, je traite le problème.

Rencontre avec Bach

Ma mère était chanteuse. Elle adorait l’opéra. C’est elle qui m’a mis au piano et j’ai su jouer avant de savoir parler. En fait je parlais peu, mon moyen de communication a d’abord été la musique. 

Mon premier souvenir musical est un mauvais souvenir. Quand j’avais 6 ans, ma mère m’a fait jouer une invention à 2 voix de Bach. Je l’avais trouvée désagréable. Elle m’a mis dès le départ en difficulté. Je voulais des airs plus amusants et plus sympathiques. 

À vrai dire, avant mes 10 ans, je n’ai pas de très bons souvenirs musicaux ; l’apprentissage du solfège me semblait assez ingrat, difficile….cela ne m’enthousiasmait  pas. 

C’est à partir de 13-14 ans que j’ai commencé à jouer des choses agréables.  Et finalement ce qui m’a rendu heureux au piano, c’est redevenu Bach.  Bach était négatif quand j’étais petit, il est redevenu positif après. Je crois que, quand j’avais 6 ans, c’était les doigts qui jouaient. A 14 ans, c’était un cœur et un esprit qui jouaient.

J’ai toujours eu une passion pour Bach, je l’aime, je suis né avec lui et j’espère mourir dans ses bras.

Bach est un organisateur et moi aussi j’aime l’ordre, l’organisation, la logique, la raison. Chez Bach on ne se trompe pas, avec lui on sait d’où l’on part et où on va atterrir. Il est une sorte  de commandant mais il est également un esprit très libre, il peut être d’une certaine façon un romantique.  

Bach est aussi un grand mélodiste. Il n’y a pas d’opéra de Bach mais je trouve que sa musique est très lyrique. Sa musique est un dialogue, il aime partager, communier. D’où ma passion pour Bach.

Recherche d’unité

Je crois que la musique nous donne une méthode de vie et de pensée. Pour moi il y a une unité dans la vie. Cette unité je l’ai apprise, dès le premier jeune âge, avec la musique.

En musique, il y a une méthode qui est le souci du détail, de la précision, de l’organisation, tout en tenant compte de l’unité, c’est-à-dire de l’ensemble.  Cette méthode, on peut l’appliquer à la cuisine, à l’architecture, à la menuiserie…..et à la finance. Pourquoi suis-je à l’aise dans mes relations professionnelles ? Peut-être que dès le départ j’utilise cette disposition d’esprit qui me prédispose à mieux comprendre un sujet, à mieux communiquer et à trouver des solutions à un problème. 

(Nous en parlions au sujet de Bach,) la musique est un partage, un dialogue. Elle nous donne une faculté de communiquer avec autrui.  

Lorsque vous prenez une partition, vous la regardez d’abord dans son ensemble, puis partie par partie, mesure par mesure. Et même à l’intérieur d’une mesure, il y a beaucoup de détails. La musique prédispose également l’homme dans un schéma de cohérence, d’analyse et de sens du détail.

C’est pour cela que j’aime le solfège : le solfège correspond à l’ossature du corps humain, le squelette, c’est capital et c’est pour cela qu’il faut absolument renforcer l’étude du solfège. Le solfège est une clef pour comprendre la musique. 

En musique, il n’y a pas d’ « à peu près », pas d’approximation. Et c’est la maîtrise du détail qui vous permet d’être libre dans l’ensemble de l’œuvre. La musique organise votre esprit.

Musique et finances

Ma formation musicale nourrit ma capacité d’analyse dans mon métier de financier.

Je vous cite un exemple : dans mon entreprise, nous donnons chaque année pour rémunérer l’épargne en assurances vie, un taux (un rendement).  Évidemment les clients, les épargnants, veulent toujours le taux le plus élevé pour avoir une bonne rémunération de leur épargne, mais on ne peut pas donner le ciel ! Il faut analyser dans le détail ce qui est possible et ce qui est souhaitable. C’est-à-dire qu’il faut réaliser une adéquation entre l’intelligence de tous les paramètres qui sont à l’origine du taux d’intérêt (comme des variations boursières) et la légitime volonté des épargnants d’obtenir le maximum. 

Aussi quand je prends une décision, je m’assure que tous les paramètres aient bien été pesés, analysés, disséqués, que la moindre résolution réponde à toutes les lois du déterminisme ou de l’aléatoire, comme on dirait en probabilité. C’est cela le « solfège » de la finance et moi je ne sais pas bâtir sur des sables mouvants. 

Toutes ces méthodes que j’ai apprises par la musique m’inspirent dans mon métier.

Du style

Avant tout en musique il y a un style à respecter. C’est-à-dire une universalité, il n’y a pas d’individualisation de la musique.   Ce qui n’est pas acceptable, c’est le mauvais goût. D’où vient le goût?… il vient de la culture. Il faut être très vigilant sur le respect de l’universalité du style. Il n’y a pas deux manières de jouer Ravel, il y en a qu’une. 

Mais je crois que finalement le pire serait d’être uniquement un « grammairien » de la musique. Au-delà de la grammaire, il y a la liberté, le son, l’âme. La musique est double : il y a un aspect physique, ce sont essentiellement les doigts, et une dimension plus spirituelle.

Par exemple Châteaubriand ne maîtrisait pas la grammaire comme un professeur de la Sorbonne, mais un professeur de grammaire ne saura jamais écrire comme Châteaubriand.

Prenez Horowitz, Cziffra, qui sont pour moi deux monuments de la musique. Je les aime. Horowitz transmettait une émotion dans le respect profond de l’auteur, avec sa personnalité. Cziffra faisait la même chose, avec puissance et individualité.

« Le Concours International des Grands Amateurs de Piano »

Je le répète, la musique est un partage. L’idée de créer le « Concours International des Grands Amateurs de Piano » est venue de mon besoin de partager avec des candidats du monde entier une même passion. 

Être artiste au 21ème siècle, c’est devenu redoutable. Nos candidats  ne subissent pas la pression du métier du musicien (et la pression financière). Nos candidats  vivent pour la musique sans vivre de la musique.

Dans beaucoup de métiers, l’adversaire, c’est le regard d’autrui. En musique, c’est totalement différent. Ici, on cherche à donner le meilleur de soi-même, mais il faut rester, avant tout, soi-même.  S’il y a un adversaire, c’est vous. 

Ici, il n’y a ni adversaires, pas de concurrents, pas de juges, mais des amis de la musique. Ici l’envie de « gagner » s’efface derrière l’amour de la musique. Ce concours est surtout un « anti-concours ». 

Tout a commencé en 1989. J’ai téléphoné à Madame Arthur Rubinstein. Je lui ai dit : « J’aimerais créer un concours pour les amateurs ». Elle m’a répondu : « Arthur l’aurait beaucoup aimé ! ». Elle est venue au jury régulièrement pendant 10 ans, nous a encouragés avec ferveur. Madame Rubinstein est incontestablement l’un des membres les plus fidèles du Concours.

Nous en sommes cette année 2017, à la 28e édition. Nous accueillions chaque année, venant de plus de 30 pays, des candidats qui sont soit mathématiciens, médecins, traders, ingénieurs, pilotes, avocats, étudiants de grandes écoles… Le lauréat a le privilège d’être invité à jouer plusieurs concerts, notamment à la soirée de gala, accompagné par l’orchestre.  Jouer avec un orchestre pour un pianiste amateur, c’est la quintessence du plaisir. 

Nous accueillions également chaque année  les candidats japonais. Ils sont vraiment extraordinaires, tout à fait remarquables….

Promouvoir la musique classique dans la société actuelle

 Le  « Concours des Grands amateurs » est maintenant une réussite mondiale mais il faut multiplier les initiatives, il faut que chacun fasse comme il le peut pour la promotion de la musique, en restant à sa place et en travaillant pour son propre bonheur et le bien de tous. 

À part le Concours, j’essaye d’apporter ma contribution à la promotion de la musique dans les lieux que je fréquente, notamment les universités. J’ai introduit à l’université cette idée des grands concerts gratuits pour les étudiants, les grands concerts d’Assas. C’est ce que moi j’avais connu quand j’étais étudiant à Paris il y a 35 ans. C’était une époque merveilleuse, j’ai assisté à Assas à des concerts de Rubinstein, Bernstein, Karajan, Schwarzkopf… Puis cela s’est perdu pendant 30 ans, il n’y avait plus d’initiatives.

Mais l’université  a accepté ma proposition de ressusciter ces évènements, alors j’ai créé une association, Les Grands Concerts d’Assas. J’assure le développement de ces concerts gratuits qui s’adressent aux étudiants de droit, de médecine, d’économie. Cela leur donne une distraction, une réflexion complémentaire à leurs études, ils y rencontrent d’autres jeunes de leur âge. 

Pour les musiciens professionnels, il y a une mission très importante qui est la pédagogie. Pour apprendre le grec, il faut un bon professeur de grec. Pour apprendre la musique, c’est pareil… et aussi pour apprendre le goût, l’intelligence du style. Je crois aux vertus de l’éducation : évidemment, de par le patrimoine génétique, on a peut avoir des dispositions, mais ces dispositions génétiques doivent  être  travaillées. Si vous mettez une graine dans la terre mais que vous ne lui donniez pas d’eau, il n’y aura jamais de fleurs.

La démocratisation de la musique au 21ème siècle

La musique ne doit pas être une secte. Quand nous avions des rois, la musique était le privilège d’une très  petite minorité. La musique a été un privilège pendant des siècles pour les vieux et pour les riches. On a fait un énorme effort pour démocratiser l’accès à la musique, en développant l’enseignement pour les amateurs, avec l’ouverture de conservatoires dans les années 70-80 notamment.  

Maintenant on remplit facilement la nouvelle grande salle de concert, la Philharmonie de Paris inaugurée en 2015. Et y a même beaucoup de gares qui ont un espace avec un piano… ! Il y a une volonté forte d’intéresser toutes sortes de populations à la musique et c’est sûr que l’on a conquis des nouveaux publics. Pour cela il fallait un effort politique. 

Il faudrait renforcer ces efforts dans les banlieues difficiles, même dans les prisons, dans les hôpitaux. François-René Duchâble continue ses actions sociales même après son retrait de la scène internationale en 2003. C’est lui qui est un visionnaire. Il a une démarche que l’on pourrait qualifier de « populiste » avec la musique, il a raison.

La culture, la réunification nationale

Actuellement la France est dans une extraordinaire difficulté. Depuis de nombreuses années, nous sommes comme dans un avion qui traverse des zones de turbulence fortes et permanentes.  Nous n’y arrivons plus. 

Au 19e siècle, toutes les familles distinguées de l’Europe parlaient français. C’était le cas en Russie, en Hongrie, en Allemagne, en Angleterre… Cela veut dire que la France a été la référence de la culture internationale. Aujourd’hui, avec le développement sans précédent des radicalités (des musulmans radicaux, des minorités dans les banlieues, la montée du populisme…), la France est en train de perdre la notion de la valeur universelle. 

Chaque personne réclame son droit individuel et c’est le signe d’une société décadente. Il y a de trop grandes contestations pour l’identité et comme les hommes politiques travaillent uniquement pour renouveler leur mandat, ils y consacrent toute leur énergie et n’arrivent plus à fédérer une nation. 

Il est dommage que nos politiques sous-estiment le rôle de la musique dans la société : elle est, je crois, comme le sport, un très puissant mobilisateur de réunification nationale. 

La musique est une richesse. Elle est un extraordinaire facteur d’identité, d’aspiration vers le haut, à des valeurs universelles. Il faut développer cette philosophie. 

À ce titre elle ne représente pas un coût pour la société. La musique peut être un ressort pour une société qui se perd dans des valeurs très relatives, elle nous aide à combler un vide pour nous ramener au dénominateur commun, à un centre de gravité.

La musique, une priorité

La musique est, pour moi, une priorité que je qualifierais d’existentielle. Elle me poursuit même dans mon sommeil, comme un fantôme. Elle est présente 24h sur 24, ce n’est jamais le cas de la finance. Si un jour je devais aller vivre seul sur une île, je n’emmènerais pas un livre de mathématiques, ni la bible et le manque de compagnie me serait douloureux mais j’emmènerais de la musique. 

Est-ce qu’il vous arrive de ne pas boire un verre d’eau pendant une journée ? Je suis comme un chameau qui a besoin d’eau pour traverser ce désert que peut être parfois le monde de la finance.  La musique m’est nécessaire pour vivre. Elle est cette eau qui m’apporte une vitalité essentielle et me permet de trouver l’équilibre. 

Comme la musique qui est double: un aspect physique, les doigts, et une dimension plus spirituelle, on l’a vu, je pense que j’ai une double vie, comme les candidats de mon concours, qui ont un métier qu’ils exercent par la nécessité et à côté l’amour de la musique. 

Cette double expérience est enrichissante sur le plan humain. Cela fait 1+1=1.  Vous voyez, c’est une conception musicale et philosophique, non arithmétique !

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Interview de Gérard Bekerman,
fondateur du Concours des Grands Amateurs de Piano

Paris le 5 mars 2006

Quelle est la motivation profonde  qui vous a conduit  à fonder le Concours  International des Grands Amateurs de Piano?

Le besoin de partager, aller à la rencontre de ceux qui, comme moi, en France, dans le monde, ont une double vie: le métier qu’ils exercent, par nécessité, et l’amour de la musique, le piano en particulier. Mais cette « double vie », elle reste l’expression d’une même vie, unique. Pour nous, grands amateurs, 1+1=1, vous voyez qu’un économiste sait bien compter ! A vrai dire, la musique ne tient pas une place dans notre vie, elle est notre vie. Nous vivons par notre métier, pour la musique. Et cette double expérience est enrichissante sur le plan humain. Elle nous apprend qu’il faut conjuguer sagesse et raison pour avoir un métier, et passion qui ne nous fait pas nécessairement vivre mais pour laquelle nous vivons. Vous savez, je n’ai pas de carte de visite mais si je devais en utiliser une il y aurait un recto » économiste », pour le jour, et un verso « pianiste », pour la nuit.

Comment sélectionnez-vous les candidats venus de tous les coins de la planète et tous de profession non musicale?

La sélection est « naturelle ». Nous recevons chaque année 100 candidatures du monde entier sans trop savoir de qui elles émanent. Les niveaux sont hétérogènes, variés. Ils deviennent progressivement homogènes  avec les demi-finale et la finale où, là, la plupart du temps, nous avons affaire à des candidats de niveau élevé. Je dois vous dire, aussi, que j’ai essayé de faire passer, au Concours des Grands Amateurs, une philosophie particulière: dans chaque candidat, si imparfait soit-il, il y a souvent quelque chose d’intéressant à découvrir, même lorsque les doigts ne suivent pas toujours. En un certain sens, je préfère la poésie à la grammaire…même si la réunion des deux me satisfasse plus.

Vous parlez d' »anticoncours ». Ne pensez-vous pas qu’il y ait, chez chaque compétiteur, la folle envie d’arriver le premier?

– En art, la notion de premier est relative. Dans l’histoire des concours de piano  depuis un siècle, de merveilleux pianistes n’ont soit jamais passé de concours, comme Kissin, soit ont été second, comme Lipatti (Cortot avait même  dû quitter le Jury!). Je pense qu’il est légitime qu’un candidat souhaite gagner, mais je puis vous assurer qu’au Concours des Grands Amateurs, comme je le ressens d’ailleurs dans ma vie professionnelle ou personnelle, on peut gagner sans que cela signifie vaincre tel ou tel adversaire, concurrent, rival. En un certain sens, le seul adversaire qu’un candidat puisse avoir au Concours des Grands Amateurs, c’est sans doute… lui-même! Il doit contrôler ses moyens, maîtriser une situation, dominer  la logistique du clavier, pour que la porte de l’expression, de l' »âme », s’ouvre spontanément.

Les pianistes professionnels qui sont membres du Jury n’ont-ils pas, quelques fois, le sentiment ( non avoué) d’être en rivalité avec des amateurs dont certains jouent parfois mieux qu’eux?

Encore une fois, je ne partage pas cette notion de « rivalité » en art. Chopin n’est pas un 100 mètres Olympique. Je suis d’ailleurs mal placé pour répondre à cette question. Cela dit, je serais heureux de connaître leur réponse. Et si on leur posait la question! A titre personnel, je suis heureux quand j’entends un pianiste jouer mieux que moi. Inutile de vous dire que je suis souvent heureux.

Quels ont été pour vous, président, quelques uns des moments les plus forts, les plus étranges ou les plus anecdotiques auxquels vous avez assisté pendant les épreuves?

J’ai une petite histoire à vous raconter. Pendant des années, Nella Rubinstein, la femme d’Arthur Rubinstein, participait fidèlement au Jury du Concours. Elle l’adorait! Parfois, pendant les éliminatoires (car elle voulait assister à toutes les épreuves) lorsque la fatigue se faisait sentir, nos regards, spontanément, se croisaient au même moment et Nella commençait à me divertir avec de fabuleuses recettes de cuisine des pays de l’est, dont elle a d’ailleurs écrit un livre sur le sujet. L’éducation de Nella, son élégance, très supérieures à la mienne, son respect des candidats, lui interdisaient d’aller jusqu’au bout de ses recettes et, sans jeu de mots, je restais sur ma faim et, du coup, c’est moi qui commençait à imaginer toute sorte de Delikatessen  alors que ma mission m’imposait de me concentrer sur le jeu des candidats. Depuis, lorsque je marche dans la rue, à Berlin, à Los Angeles, à Paris et je vois un magasin Delikatessen, je pense à Nella, aux Variations Duport d’un Mozart, à une Valse oubliée d’un Liszt… dont je ne suis pas sûr d’avoir entendu la dernière mesure… Mais je redeviens sérieux et je réponds à votre question.

Si je vous décrivais deux moments forts, l’un neutraliserait l’autre. Je vais donc n’en retenir qu’un, et, d’ailleurs, c’est, selon moi, le meilleur. Dois-je l’avouer ? Le moment le plus fort, je l’ai connu, en 17 ans de Concours, pas plus tard que dimanche dernier. Il s’agissait de la finale. La salle Gaveau était comble. Le lauréat, Thomas Yu, dentiste canadien, chercheur en cancérologie dans un Hôpital de Toronto, attaqua la Sonate de Dutilleux. Ni la présence de France 2 et de la Télévision canadienne, qui filmaient, ni celle de Radio Classique, qui enregistrait, ni celle des 1100 auditeurs présents à Gaveau, n’étaient perceptibles. On le sentait seul avec lui-même. Il était en bonne compagnie.  Dès les premières mesures, j’observais quelques réactions du Jury. Comme moi, je pense que ce jury  était en train de découvrir en Thomas Yu un candidat d’exception: un esprit clair, vif, intelligent, une très belle musicalité, une grande compréhension de l’œuvre, une maîtrise technique parfaite. Au moment des délibérations, (promettez-moi de ne pas le répéter!) l’idée me vint de dire au Jury: « Mesdames, Messieurs, si nous passions tout de suite au vote du N°2! » Il y avait, dans ce Jury, d’éminents maîtres, Marc Laforet, Eric Heidsieck, Germaine Devèze ou le lauréat du Concours Long Thibaud, Siheng Song, qui se sentaient prêts à accepter mon inacceptable proposition de la part d’un  président de Jury! Thomas Yu remportera l’unanimité des prix du Jury, de la Presse et du Public. Nous l’avons invité à jouer le 1er Concerto de Chopin le 31 mai 2006 à la Cathédrale Saint Louis des Invalides (j’espère que Napoléon, qui y dort depuis près de deux siècles, ne se réveillera pas  à cette occasion…) et le 3e de Rachmaninov le 14 décembre à la Sorbonne. Cela dit, je connais une grande faiblesse en  Thomas Yu, c’est qu’il préfère rester dentiste. C’est aussi à cette édition du Concours qu’on a pu découvrir un autre candidat, allemand, Dominik Winterling, qui subjugua le public et obtint le second prix ex æquo avec au programme, notamment, les Variations opus 41 de N. Kapustin.

Dans deux ans, le Concours aura 20 ans. Avez-vous imaginé une opération inédite, originale ou exceptionnelle pour les fêter?

Oui, j’ai une idée. Je vous promets de vous la dire si vous me faîtes le plaisir de m’interviewer à nouveau le moment venu!

Fragen an Gérard BEKERMAN

Journalistin : Elisabeth Richter